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Les Niveaux

 

Au début de son existence, le Problème de Biogiciel avait eu une forme de delta relativement mince, une sorte de pyramide avec une pointe élégante. Après avoir été reconverti en Super-Tracteur – rien de plus qu’un gros remorqueur, en fait –, il avait acquis un aspect brutal. Avec ses trois cents mètres de long, sa section carrée, ses flancs massifs, il ne restait plus vraiment grand-chose de son ancienne silhouette effilée.

À l’époque, il avait été parfaitement indifférent à ce genre de considérations esthétiques, et il l’était encore. Le contour en forme de pétales de son complexe de champs, aussi varié qu’une robe de bal aux multiples jupons, lui conférait une sorte de beauté pour autant qu’un observateur veuille bien la voir. Quant à sa coque, il pouvait en modifier à volonté la forme, la couleur ou le dessin.

De toute façon, cela n’avait strictement aucune importance. La transformation avait fait de lui un vaisseau puissant, elle avait fait de lui un vaisseau rapide.

Et c’était avant que Circonstances Spéciales ne lui fasse signe.

Il vira dans l’hyperespace en adoptant ce qui était en pratique une trajectoire d’attaque presque directe vers l’étoile Mésériphine, avec la déviation juste nécessaire pour limiter au minimum les risques de détection. La saisie au vol des humains et de son avatoïde dans leur navette s’était déroulée sans incident, et il avait aussitôt fait demi-tour pour repartir dans la direction de Sursamen à une vitesse qui excédait quelque peu les paramètres de tolérance de sa conception. Il sentait les dégâts subis par ses moteurs comme un athlète sent une crampe arriver ou un ligament qui commence à se déchirer, mais il savait qu’il acheminerait sa petite cargaison d’âmes sur Sursamen aussi vite qu’il pouvait raisonnablement le faire.

Après quelques discussions avec Anaplian, il avait fini par convenir avec elle qu’il pousserait ses moteurs selon un profil correspondant à une probabilité de panne totale de un pour cent, ce qui permettrait de gagner encore une heure sur la durée du voyage. Bien sûr, pour le vaisseau, une chance sur cent vingt-huit représentait encore un risque anormalement élevé. Il avait donc truqué quelques-uns de ses paramètres de performance et il avait menti : le gain en temps était réel, mais le profil d’échec était inférieur à un sur deux cent cinquante-six. Il y avait certains avantages à être un modèle unique autoreconfiguré basé sur un très ancien Modifié.

Dans l’un des deux petits salons qui étaient tout ce que l’espace restreint du vaisseau permettait d’aménager, l’avatoïde était en train d’expliquer à l’agent de CS les limitations opérationnelles auxquelles le Problème de Biogiciel allait devoir faire face s’il fallait qu’il pénètre dans Sursamen. Il continuait d’espérer de tout son cœur que cela ne serait pas nécessaire.

— Sursamen est une hypersphère. En fait, c’est une série de seize hypersphères, dit Hippinse à la jeune femme. Quatre D. Je ne peux pas plus facilement m’y projeter que si j’étais un vaisseau ordinaire dépourvu de capacité d’hypersaut. Je ne peux même pas me raccrocher au Réseau parce que j’en serai coupé également. Vous ne le saviez pas ? demanda-t-il étonné. C’est la force des Mondes Gigognes, c’est comme ça que les problèmes de chaleur sont gérés et qu’on obtient l’opacité totale.

— Je savais qu’ils étaient quadridimensionnels, dit Anaplian en fronçant les sourcils.

C’était une des choses qu’elle n’avait apprises que longtemps après avoir quitté sa planète natale. D’une certaine façon, si elle l’avait su avant, ça n’aurait pas signifié grand-chose pour elle, juste une de ces informations auxquelles on répond par : « Oui, bon, et alors ? » Quand on vivait dans un Monde Gigogne, on se contentait de l’accepter tel qu’il semblait être, tout comme lorsqu’on habite à la surface d’une planète rocheuse ordinaire ou dans les eaux d’un monde aquatique ou l’atmosphère d’une géante gazeuse. Le fait que les Mondes Gigognes possèdent une composante quadridimensionnelle aussi étendue et profonde ne commençait à avoir de l’intérêt que quand on savait ce que la quadridimensionnalité impliquait et permettait de faire : un accès à l’hyperespace dans deux directions différentes bien commodes, un contact avec les Réseaux d’énergie séparant les univers et dont les vaisseaux pouvaient exploiter les propriétés fascinantes, et enfin la possibilité pour quiconque possédait le talent nécessaire de déplacer un objet entièrement dans l’hyperespace et de le faire réapparaître dans l’espace tridimensionnel à travers n’importe quel obstacle solide, comme par magie.

On finissait par s’habituer à ce genre de capacité. En un sens, plus ces talents semblaient inexplicables et surnaturels avant qu’on apprenne comment ça marche, moins on y pensait ensuite. On commençait par un rejet total tant ils semblaient absurdes, pour passer directement à une acceptation inconditionnelle parce qu’il était trop difficile d’y réfléchir.

— Ce que je n’avais pas vu, poursuivit Anaplian, c’est que ça signifie qu’ils sont entièrement fermés aux vaisseaux.

— Non, ils ne sont pas fermés, dit Hippinse. Je peux me déplacer à l’intérieur aussi facilement que n’importe quel objet tridimensionnel de ma taille. Le problème, c’est que je ne peux pas utiliser la quatrième dimension à laquelle je suis habitué et pour laquelle j’ai été conçu. Et je ne peux pas me servir de mes moteurs principaux.

— Vous préféreriez donc rester à l’extérieur, c’est ça ?

— Précisément.

— Et un Déplacement ?

— Le problème est le même. Depuis l’extérieur, je peux me Déplacer dans une Tour ouverte. Si j’arrivais à pénétrer à l’intérieur, je pourrais me Déplacer à portée de vue directe, mais c’est tout. Et bien sûr, une fois dedans, je ne pourrais pas me Déplacer pour en ressortir.

— Mais vous pouvez Déplacer des objets à courte distance ?

— Oui.

Anaplian réfléchit un instant.

— Que se passerait-il si vous essayiez de Déplacer dans de la matière en 4D ?

— Quelque chose qui ressemblerait beaucoup à une explosion d’antimatière.

— Non, vraiment ?

— Pratiquement. Ce n’est pas recommandé. Je ne voudrais pas casser un Monde Gigogne.

— On ne les casse pas si facilement que ça.

— Non, pas avec toute cette structure 4D. En fait, le manuel opératoire d’un Monde Gigogne précise qu’on peut y faire exploser des armes thermonucléaires sans annuler la garantie à condition de ne pas toucher à la structure Secondaire, et de toute façon, les étoiles internes ne sont pas autre chose que des thermonucléaires avec un tas de matériaux exotiques, et ça fait des hectoéons que les plus anciennes essaient en vain de creuser un trou dans le plafond de leur niveau. Bon, toujours est-il que les armes à antimatière sont interdites à l’intérieur, et qu’un Déplacement mal placé aurait un profil très similaire. Si jamais je dois en faire un, je serai très, très prudent.

— L’antimatière est-elle totalement interdite ? demanda Anaplian d’un air inquiet. La plus grande partie de mon matériel fonctionne avec des réacteurs et des batteries AM. (Elle se gratta la nuque en faisant une petite grimace.) J’en ai même un dans la tête.

— En principe, du moment que ça n’est pas une arme, c’est autorisé, lui dit le vaisseau. En pratique… j’éviterais d’en parler.

— Très bien, dit Anaplian en soupirant. Et vos champs ? Ils fonctionneront ?

— Oui. Ils tournent sur générateur interne. Très limités.

— Et vous êtes donc capable d’aller à l’intérieur s’il le faut.

— Oui, j’en suis capable, confirma le vaisseau par l’intermédiaire d’Hippinse. (L’idée ne semblait pas le réjouir particulièrement.) Je m’apprête à reconfigurer le moteur et d’autres matériaux pour en faire une masse de réaction.

— Une masse de réaction ? dit Djan Seriy d’un air dubitatif.

— Oui, pour alimenter un réacteur à fusion que je suis en train d’assembler… Profondément rétro, dit Hippinse en poussant un soupir qui semblait embarrassé.

Lui-même avait l’air reconfiguré : il grandissait de jour en jour, et il avait l’air beaucoup moins grassouillet.

— Ah, mon Dieu, dit Anaplian qui sentait qu’il fallait dire quelque chose.

— Eh oui, fit l’avatoïde manifestement dégoûté. Je m’apprête à me transformer en fusée.

 

*

* *

 

— Ils disent des choses affreuses sur vous, seigneur, du moins quand ils se donnent la peine de mentionner votre nom.

— Merci, Holse. Cependant, je me soucie fort peu de savoir à quel point ma réputation est salie par tyl Loesp, ce tyran en puissance, répliqua Ferbin. (Il mentait.) La condition de notre royaume et le sort de mon frère sont mes seules préoccupations.

— C’est aussi bien comme ça, seigneur, dit Holse en continuant de regarder les images qui flottaient devant lui. (Ferbin était assis un peu plus loin et regardait un autre holoécran. Holse secoua la tête.) Ils vous ont dépeint comme un parfait vaurien. (Il siffla entre ses dents en voyant quelque chose à l’écran.) Non, là, vraiment, je sais bien que vous n’avez jamais fait une chose pareille.

— Holse ! lui dit sèchement Ferbin. Mon frère est encore vivant, tyl Loesp reste impuni et se pavane à travers le Neuvième.

Les Deldeynes sont totalement vaincus, l’armée est en partie dissoute, la Cité Sans Nom est plus qu’à moitié révélée et, à ce qu’on nous dit, les Octes se rassemblent autour de Sursamen. Toutes ces choses sont quand même infiniment plus importantes, tu ne crois pas ?

— Mais si, bien sûr, seigneur, dit Holse conciliant.

— Eh bien, intéresse-toi donc à elles, et pas aux calomnies concoctées par mes ennemis.

— Comme vous dites, seigneur.

Ils étaient en train de parcourir les nouvelles de Sursamen et du Huitième (et maintenant du Neuvième) sur des chaînes d’information gérées par les Octes, les Nariscenes et les Morthanveldes, ainsi que les commentaires d’un certain nombre de gens, de cerveaux artificiels et d’organisations (semi-officielles, mais apparemment respectées) appartenant à la Culture, le tout exprimé dans un sarle remarquablement clair et fort heureusement concis. Ferbin ne savait pas s’il devait se sentir flatté que son peuple soit l’objet d’une telle attention, ou furieux de voir à quel point on les espionnait. Il avait vainement cherché – ou du moins, il avait demandé au vaisseau de chercher pour lui, sans succès – un quelconque enregistrement en direct de la mort de son père, comme Xide Hyrlis avait suggéré qu’il pouvait en exister. Djan Seriy lui avait déjà dit qu’il n’y avait aucun enregistrement de ce genre, mais il avait quand même tenu à vérifier par lui-même.

— Tout cela est fort intéressant, dit Ferbin en se renfonçant dans son fauteuil qui était presque trop confortable. (Ils étaient installés dans l’autre petit salon, et cela faisait une demi-journée et une courte période de sommeil qu’ils étaient à bord du vaisseau.) Je me demande quelles sont les dernières informations concernant les vaisseaux octes…

Ferbin s’interrompit en tombant par hasard sur une autre exagération éhontée concernant son comportement passé.

— Que voulez-vous savoir ? demanda la voix du vaisseau, ce qui fit sursauter Holse.

Ferbin se ressaisit.

— Les vaisseaux octes, dit-il. Sont-ils vraiment là, autour de Sursamen ?

— Nous n’en savons rien, avoua le vaisseau.

— A-t-on dit aux Morthanveldes que les Octes pourraient se réunir là-bas ? demanda Ferbin.

— Il a été décidé de les en informer très peu de temps après notre arrivée, dit le vaisseau.

— Je vois, dit Ferbin en hochant la tête d’un air entendu.

— Qu’entendez-vous plus précisément par « très peu de temps » ? demanda Holse.

Le vaisseau hésita, comme s’il réfléchissait.

— Très très peu de temps après, dit-il enfin.

— Pourrait-il s’agir d’une coïncidence ? s’enquit Holse.

— Pas exactement.

 

*

* *

 

— Il est mort dans son armure. En ce sens, il a eu une mort honorable.

Ferbin secoua la tête.

— Il est mort sur une table comme un chien qu’on dissèque, Djan Seriy, lui dit-il. Comme les traîtres d’autrefois, brisé et torturé de la plus cruelle façon. Crois-moi, il n’aurait pas souhaité le traitement que je lui ai vu infliger.

Sa sœur baissa la tête un instant.

On les avait laissés seuls après leur premier repas substantiel à bord du Problème de Biogiciel, installés dans une causeuse en forme de courbe sinusoïdale. Elle finit par relever la tête et lui demanda :

— Et c’était bien tyl Loesp en personne ? Je veux dire, au tout dernier…

— De sa propre main, ma sœur. (Ferbin plongea son regard dans celui de Djan Seriy.) Il a arraché la vie du cœur de notre père et il lui a torturé l’esprit de toutes les façons possibles, au cas où la douleur dans sa poitrine ne serait pas suffisante. Il lui a dit qu’il ordonnerait un massacre en son nom, aussi bien le jour même de la bataille autour de la Xiliskine que lorsque l’armée envahirait le niveau des Deldeynes, et qu’il prétendrait avoir tenté en vain de s’opposer à cette dernière volonté du roi, tout cela pour noircir sa réputation. Il s’est moqué de lui dans ces derniers instants, ma sœur. Il lui a dit que le jeu avait toujours été bien plus vaste qu’il ne l’imaginait, comme si mon père n’avait pas toujours été celui qui voyait le plus loin.

Djan Seriy fronça les sourcils un instant.

— À ton avis, qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Que le jeu était bien plus vaste qu’il ne l’imaginait ?

Ferbin fit une grimace agacée.

— Je crois qu’il cherchait simplement à se moquer de notre père, et qu’il disait n’importe quoi pour le blesser.

— Hmm, fit Djan Seriy.

Ferbin se pencha vers sa sœur.

— Ce dont je suis sûr, Djan Seriy, c’est qu’il voudrait que nous le vengions.

— Je n’ai aucun doute là-dessus.

— Je ne me fais pas d’illusion, ma sœur. Je sais que de nous deux, c’est toi qui en as le pouvoir. Mais en es-tu capable ? Es-tu prête à le faire ?

— Quoi ? Tuer Mertis tyl Loesp ?

Ferbin lui agrippa la main.

— Oui !

— Non, dit-elle en secouant la tête et en l’obligeant à la lâcher. Je peux le trouver, le capturer, le livrer à la justice, mais une exécution sommaire est hors de question, Ferbin. Il faut qu’il souffre l’ignominie d’un procès et le mépris de ceux qu’il a autrefois commandés. Ensuite, tu pourras le mettre en prison pour toujours, ou le tuer si c’est encore comme ça qu’on procède, mais ce n’est pas à moi de l’assassiner. C’est une affaire d’État, et je ne serai présente qu’à titre strictement privé. Les nouveaux ordres que j’ai reçus ne le concernent en rien. (Elle tendit le bras et prit la main de son frère dans la sienne.) Hausk était un roi avant d’être un père, Ferbin. Il n’était pas délibérément cruel avec nous, et je suis sûre qu’il nous aimait à sa façon, mais nous n’avons jamais été sa priorité. Il ne te serait pas reconnaissant de placer ton animosité personnelle et ta soif de vengeance au-dessus des intérêts de l’État dont il a assuré la grandeur, et dont il espérait que ses fils le rendraient plus grand encore.

— Est-ce que tu essaierais de m’en empêcher, demanda Ferbin avec amertume, si j’avais l’intention de tuer tyl Loesp ?

Djan Seriy lui tapota doucement la main.

— Seulement verbalement, dit-elle. Mais je vais commencer tout de suite : ne te sers pas de la mort de cet homme pour te sentir mieux. Sers-toi de son destin, quel qu’il soit, pour rendre ton royaume meilleur.

— Je n’ai jamais voulu que ce soit mon royaume, dit Ferbin en détournant les yeux et en poussant un grand soupir.

Anaplian le regarda attentivement en étudiant la façon dont il se tenait et ce qu’elle pouvait voir de son expression. Elle se fit la réflexion qu’il avait beaucoup changé, et en même temps très peu. Bien sûr, il était beaucoup plus mûr qu’il ne l’avait été quinze ans plus tôt, mais il avait changé d’une façon qu’elle n’aurait jamais imaginée, et il l’avait fait très récemment, du simple fait de tout ce qui lui était arrivé depuis la mort de leur père. Il paraissait plus sérieux, moins obsédé par sa personne, beaucoup moins égoïste dans ses plaisirs et ses buts. Elle avait l’impression, surtout après quelques brèves conversations avec Choubris, que celui-ci n’aurait jamais suivi l’ancien Ferbin aussi loin ni aussi fidèlement. Par contre, ce qui n’avait pas changé, c’était son absence totale de désir d’être roi.

Elle se demanda si lui-même la trouvait très changée, mais elle savait qu’il n’y avait pratiquement pas de comparaison possible. Elle avait conservé tous les souvenirs de son enfance et du début de son adolescence, elle ressemblait vaguement à ce qu’elle avait été lorsqu’elle était partie, et elle était capable de se comporter plus ou moins comme autrefois, mais sur tous les autres plans, elle était une personne complètement différente.

Elle se servit de son lacis neural pour écouter les systèmes de Problème de Biogiciel discuter entre eux, elle jeta un rapide coup d’œil à une vue compensée de l’espace devant le vaisseau, se mit à jour sur les dernières informations en provenance de Sursamen et d’ailleurs, établit un bref contact avec Turminder Xuss qui reposait dans sa cabine, puis elle analysa son frère en détail : rythme cardiaque, conductivité de la peau, tension sanguine, température interne induite et distribution de température ainsi que l’état de ses muscles légèrement tendus. Il grinçait des dents, mais il ne s’en rendait sans doute même pas compte.

Elle sentait bien qu’elle devrait faire quelque chose pour sortir Ferbin de son humeur sombre, mais elle n’était pas sûre d’être elle-même d’humeur à le faire. Elle endocrina Remontant et ça alla vite beaucoup mieux.

 

*

* *

 

— La Directrice Générale Shoum est-elle encore sur Sursamen ? demanda Anaplian.

— Non, lui dit Hippinse. Elle est partie il y a une quarantaine de jours. Elle poursuit sa tournée des possessions et protectorats morthanveldes dans l’Épine Inférieure.

— Mais elle sera joignable une fois que nous y serons ?

— Absolument. Pour l’instant, elle est là, en transit entre Asulious IV et Grahy sur le CoqueFendue de Catégorie 4 Voyant Jhiriit Pour La Première Fois. Elle devrait atteindre Grahy quatorze heures après notre arrivée à Sursamen. Sans arrêt-catastrophe, ajouta Hippinse d’un air pincé.

L’avatoïde avait encore changé au cours des dernières vingt-quatre heures. Il était maintenant très musclé, et beaucoup plus athlétique que lorsque les deux Sarles avaient fait sa connaissance quelques jours plus tôt. Même ses cheveux blonds étaient coupés court comme ceux de Djan Seriy.

L’holoaffichage central autour duquel ils étaient assis pivota pour leur montrer où se trouvait le vaisseau de Shoum, puis il reprit sa position antérieure. (Holse repensa à la projection de cette affreuse planète Bulthmaas, et au visage de Xide Hyrlis éclairé par en dessous.) Les couleurs étaient simulées : toutes les étoiles étaient blanches, et Sursamen était un petit point rouge clignotant juste à côté de son étoile, Mésériphine. Le Problème de Biogiciel était un point bleu encore plus petit avec une légère traîne bleu-vert. Les positions des autres vaisseaux importants – quand elles étaient connues – étaient également indiquées dans différents codes de couleur. Les Morthanveldes étaient en vert. Le code pour les Octes était le bleu, et leur présence possible était indiquée par un faible halo entourant Sursamen.

Djan Seriy se tourna vers son frère.

— Tu penses que Shoum nous aidera à rejoindre le Huitième si nous avons des difficultés avec les Nariscenes ou les Octes ?

— Elle a manifesté un intérêt considérable pour nos problèmes, dit Ferbin. C’est elle qui a organisé notre transport pour que nous puissions rencontrer Xide Hyrlis – une expédition qui s’est révélée parfaitement futile, d’ailleurs, ajouta Ferbin sans chercher à cacher son mépris. Je me souviens qu’elle a trouvé ma quête de justice « romanesque ». Bon, elle semble avoir de la sympathie pour notre cause. Quant à savoir si cette sympathie est durable, je ne pourrais le dire.

Djan Seriy haussa les épaules.

— Je pense que ça vaut quand même la peine de garder ça en tête.

— Il ne devrait pas y avoir problème, dit Hippinse. Avec un peu de chance, nous pourrons esquiver les systèmes des Octes et les Nariscenes ne seront pas alertés. Je devrais être capable de vous déposer directement dans un ascenseur. Peut-être même dans un élévaisseau.

— Comme vous l’avez dit, ça, c’est avec un peu de chance, répliqua Anaplian. Moi, je pense au cas où la chance ne serait pas avec nous. (Elle regarda Hippinse d’un air interrogateur.) Oramen est toujours aux Chutes, c’est bien exact ?

— Aux dernières nouvelles, oui, répondit le vaisseau à travers son avatoïde. Mais elles remontent au moins à huit jours. L’échauffourée Octes-Aultridias entre les niveaux nuit à la fiabilité des communications.

— À quel stade en est cette fameuse « échauffourée » ? demanda Anaplian.

— Disons qu’elle en est au dernier stade avant que les Nariscenes ne soient obligés d’intervenir. (L’avatoïde hésita un instant.) Je suis d’ailleurs un peu surpris qu’ils ne l’aient pas déjà fait.

Anaplian fronça les sourcils.

— Ils se tirent dessus ?

— Non, dit Hippinse. Ils ne sont pas censés le faire à l’intérieur des Tours ni près d’une structure Secondaire. Ils cherchent essentiellement à s’emparer de Tours en barrant des accès avec des élévaisseaux et en reconfigurant à distance les programmes de contrôle des portes.

— Ça peut nous aider, ou est-ce que ça risque de nous gêner ?

— Ça peut jouer dans les deux sens. C’est un multiplicateur plutôt qu’un quantifieur.

Djan Seriy se cala dans son fauteuil.

— Très bien, dit-elle. Voici comment nous allons procéder. Nous allons descendre tous les quatre à la Surface de Sursamen. Nous devrons trouver le moyen d’accéder aux niveaux avant que quelqu’un se rende compte que nous n’aurions pas dû arriver aussi rapidement dans le système de Mésériphine, et qu’il commence à demander quel est le vaisseau qui nous amenés. (Elle se tourna vers Hippinse.) Le Problème de Biogiciel pense pouvoir nous insérer dans le système nariscene de gestion des transports sans qu’on nous remarque, mais à moins d’essayer de s’emparer de toute la matrice IA des Nariscenes sur Sursamen – ce qui constituerait un acte de guerre en soi –, il ne peut pas empêcher qu’on finira forcément par nous repérer comme une anomalie. Bon. Donc, ensuite, nous rejoignons le niveau du Hyeng-zhar le plus vite possible, nous y trouvons Oramen aux Chutes – j’espère qu’il y est bien –, et nous l’informons qu’il est en danger, au cas où il ne le saurait pas déjà. Nous lui enverrons aussi un message en chemin si possible. Si nécessaire, nous faisons ce que nous pouvons pour le mettre en sécurité, ou en tout cas dans un endroit plus sûr, et enfin nous nous occupons de tyl Loesp.

— Vous en « occuper » ? demanda le vaisseau par l’intermédiaire d’Hippinse.

Anaplian regarda calmement l’avatoïde.

— Nous en occuper comme dans appréhender. Capturer. Détenir, ou du moins nous assurer qu’il est fait prisonnier en attendant qu’un tribunal légitimement constitué statue sur son sort.

— À sa place, je ne m’attendrais pas trop à une grâce royale, dit Ferbin d’un ton glacial.

— En parallèle, poursuivit Djan Seriy, le vaisseau essaiera de découvrir ce que les Octes peuvent bien mijoter en allant voir si tous ces vaisseaux disparus se rassemblent effectivement autour de Sursamen. Bien sûr, à ce stade-là, les Morthanveldes et les Nariscenes auront déjà été informés de nos soupçons concernant la concentration de vaisseaux octes, et ils seront certainement en train d’élaborer leurs propres mesures de riposte. Nous ne pouvons qu’espérer qu’elles seront complémentaires de celles du Problème de Biogiciel, mais il n’est pas impossible qu’elles soient antagonistes. (Elle se tourna vers Ferbin et Holse.) Si les Octes sont ici en force, il est possible que Hippinse et moi soyons obligés de vous abandonner à tout moment. Je suis désolé, Ferbin, mais c’est comme ça. Nous espérons tous ne pas devoir en arriver là, mais si c’est le cas, nous vous laisserons avec les meilleurs atouts possibles.

— Comme par exemple ? demanda Ferbin en regardant Anaplian et Hippinse.

— L’intelligence, répondit Djan Seriy.

— De meilleures armes, leur dit le vaisseau.

 

*

* *

 

Ils apparurent soudain à l’intérieur d’un élévaisseau octe dont les portes venaient justement de se refermer – de façon inattendue, du point de vue du cerveau du Contrôle de Trafic de la Tour. Puis il revérifia et constata que cette fermeture n’était finalement pas du tout inattendue : l’instruction correspondante était déjà là depuis un moment. Donc tout allait bien. Très peu de temps après, il n’avait plus aucun souvenir ni aucune trace qu’il ait trouvé quoi que ce soit d’inattendu. Ce qui était encore mieux.

L’élévaisseau faisait partie d’une vingtaine d’appareils fixés au grand carrousel placé juste au-dessus de l’ouverture de quatorze cents mètres de diamètre au sommet de la Tour de Pandil-fwa. Ce carrousel était conçu pour charger un élévaisseau donné – comme un obus dans un immense canon – dans l’un des tubes secondaires regroupés dans la Tour principale, permettant ainsi à l’appareil d’atteindre n’importe lequel des niveaux accessibles.

L’ordinateur octe du Contrôle de Trafic de la Tour exécuta une série d’instructions qu’il croyait officiellement autorisées, et le carrousel quatre-vingt-dix mètres plus bas fit consciencieusement passer l’élévaisseau de l’anneau d’accès à un anneau inférieur, amenant ainsi l’appareil directement au-dessus de l’un des tubes. La capsule descendit lentement pour venir s’insérer entre deux pinces gigantesques, qui jouaient en fait le rôle de joints. Des pompes s’enclenchèrent pour évacuer les fluides, des sas rotatifs s’ouvrirent et se refermèrent, et l’élévaisseau reprit sa descente jusqu’à se retrouver dans le vide, dégoulinant au-dessus d’un puits sombre de quatorze cents kilomètres de profondeur et rempli de pratiquement rien du tout. L’appareil annonça qu’il était prêt à partir. La machine du Contrôle de Trafic de la Tour lui en donna l’autorisation. L’élévaisseau relâcha sa prise sur les bords du tuyau et commença à tomber, propulsé uniquement par la force de gravité de Sursamen.

Anaplian avait prévenu Ferbin et Holse que c’était la partie la plus facile. Le Cratère d’Oerten à la Surface de Sursamen se trouvait juste au-dessus de l’ouverture évasée de la Tour de Pandil-fwa et n’en était séparé que par une structure Secondaire. Le vaisseau n’avait eu aucune difficulté – après avoir quand même vérifié les coordonnées plusieurs milliers de fois et Déplacé quelques centaines d’éclaireurs microscopiques à titre d’essai – à placer ses passagers directement dans l’élévaisseau. Quant à s’assurer de la collaboration des ordinateurs matriciels – ils ne méritaient pas vraiment le titre de IAs –, cela n’avait été qu’un jeu d’enfant pour le Mental du Problème de Biogiciel.

 

*

* *

 

Ils avaient choisi d’adopter une approche furtive, et ils étaient arrivés au-dessus de Sursamen un peu moins d’une demi-heure plus tôt, sans tambour ni trompette ni – pour autant qu’ils sachent – détection. Au cours des jours qui avaient précédé, le Problème de Biogiciel avait soigneusement modélisé et répété ses tactiques en se servant des connaissances détaillées des systèmes nariscenes et octes qu’il possédait déjà. Il avait acquis la certitude qu’il pourrait les Déplacer directement dans un élévaisseau, leur évitant ainsi le risque de devoir s’exposer à la Surface. En arrivant, il avait pu s’assurer que les conditions réelles correspondaient globalement à ce qu’il attendait, et il les avait expédiés aussitôt.

Pendant ce temps, Djan Seriy avait donné un cours accéléré à Ferbin et Holse sur l’utilisation de certaines technologies défensives et offensives de la Culture, jusqu’au niveau qu’elle les pensait capables de maîtriser. C’était un truisme de dire que les armes personnelles les plus sophistiquées de la Culture avaient plus de chances de tuer les utilisateurs non avertis que les cibles vers lesquelles ils les pointaient… mais même les systèmes défensifs, bien qu’il n’y ait aucune chance qu’ils vous tuent – car après tout ils étaient justement conçus pour vous éviter ça – pouvaient aussi vous flanquer une trouille de tous les diables, rien que par la rapidité et la violence apparente de leurs réactions face à une menace.

Les deux Sarles s’étaient très vite habitués aux combinaisons qu’ils devraient porter.

Elles étaient noires par défaut, avec une surface apparemment lisse une fois enfilées, mais en fait truffées et bosselées d’unités, d’outils et de sous-systèmes. Pour la plupart de ces équipements, Ferbin et Holse n’avaient même pas le droit de savoir qu’ils existaient. La section recouvrant la tête pouvait se diviser en un masque inférieur et une visière, tous deux transparents par défaut pour qu’on puisse déchiffrer les expressions faciales.

— Qu’est-ce qu’on fait si ça nous gratte ? demanda Holse à Hippinse. Ça m’est arrivé en portant une combinaison morthanvelde quand ils nous ont fait visiter un de leurs vaisseaux, et c’était sacrément agaçant.

Ils étaient sur le pont du hangar, qui était extrêmement encombré même pour un pont de hangar, mais c’était le seul espace suffisamment large dont disposait le vaisseau pour les réunir tous.

— Ça ne vous grattera pas, répondit l’avatoïde. La combinaison neutralise ce genre de sensation dans le contact intérieur. Vous conserverez le sens du toucher, la sensation de la chaleur, du froid, etc., mais pas au point que ce soit douloureux. C’est en partie pour éviter d’être distrait par des démangeaisons, mais aussi pour gérer les dégâts de premier niveau.

— C’est astucieux, dit Ferbin.

— Ce sont des combinaisons très astucieuses, dit Hippinse en souriant.

— Je n’aime pas trop l’idée d’être emmailloté comme ça, monsieur, dit Holse.

Hippinse haussa les épaules.

— Dans ce genre de combinaison, vous devenez une sorte de créature hybride. Vous perdez une partie du contrôle, ou du moins de l’exposition, mais en contrepartie, vous augmentez considérablement vos capacités d’action et vos chances de survie.

Anaplian, qui se tenait non loin de là, prit un air songeur.

Ferbin et Holse avaient été des élèves attentifs et pleins de bonne volonté, mais Ferbin semblait contrarié par quelque chose qu’il ne voulait pas dire, et sa sœur ne comprit de quoi il s’agissait que lorsque le vaisseau suggéra qu’elle l’équipe d’une arme de plus, ou en tout cas d’une arme plus grosse que celle de son serviteur. Elle demanda à Ferbin de prendre également le plus petit des deux fusils cinétiques à hypervélocité que le vaisseau se trouvait justement avoir en stock dans son armurerie (c’était elle qui avait le plus gros). Après ça, il n’y avait plus eu de problème.

Elle avait été impressionnée par la qualité des combinaisons.

— Un matériel très avancé, fit-elle remarquer d’un air pensif.

Hippinse lui fit un grand sourire.

— Merci.

— Il me semble, dit lentement Anaplian tout en examinant les combis avec ses sens de nouveau augmentés, qu’il faudrait qu’un vaisseau possède déjà cet équipement physiquement à son bord, ou alors, s’il était obligé de les fabriquer lui-même, qu’il ait accès à des plans à diffusion considérablement restreinte et connus seulement de certaines parties de la Culture, des parties très petites et assez inhabituelles, vous voyez ? Celles qu’on appelle généralement Circonstances Spéciales.

— Ah, vraiment ? fit Hippinse. Comme c’est intéressant…

 

*

* *

 

Ils flottaient au-dessus du plancher de l’élévaisseau. Tandis que l’appareil entamait sa descente, l’eau qui les entourait commença à se vider dans des réservoirs placés sous le plancher. Au bout de deux minutes, ils se retrouvèrent relativement au sec dans un espace hémisphérique d’une quinzaine de mètres de diamètre. Ferbin et Holse relevèrent leur visière et leur masque.

— Eh bien, seigneur, dit Holse d’un air enjoué, nous voici chez nous. (Il jeta un coup d’œil autour de lui.) Enfin, dans une certaine mesure…

Djan Seriy et Hippinse ne s’étaient même pas donné la peine de mettre leurs masques. Comme les deux Sarles, ils étaient vêtus de ces combinaisons collantes dont chacune, disait Djan Seriy, était dix fois plus intelligente que l’ensemble de la matrice d’ordinateurs octes de Sursamen. En plus de toutes ces drôles de bosses, les combinaisons avaient de petites poches aérodynamiques sur la poitrine et dans le dos, et celles de Djan Seriy et d’Hippinse comportaient en plus des bosselures allongées qui pouvaient se transformer en longues armes noires, dont on avait d’ailleurs du mal à croire que ça puisse même être des armes. Ferbin et Holse avaient chacun un objet deux fois plus petit qu’un fusil, qu’on appelait un SOERC et qui tirait de la lumière, et une arme de poing ridiculement petite. Ferbin avait espéré quelque chose de plus impressionnant, mais il s’était consolé avec le fusil à hypervélocité qu’on lui avait confié, un engin massif à souhait.

Leurs combinaisons possédaient également leurs propres systèmes offensifs et défensifs incorporés, des systèmes apparemment beaucoup trop complexes pour être laissés aux caprices de simples humains. Ferbin avait trouvé ça un peu inquiétant, mais on l’avait informé que c’était pour son bien… ce qui n’avait pas été non plus la remarque la plus rassurante qu’il ait jamais entendue.

— Au cas peu probable où nous serions engagés dans un échange de tirs sérieux, et si les combis pensent que vous êtes vraiment menacés, avait expliqué Djan Seriy aux deux Sarles, elles prendront le relais. Les combats de haut niveau technologique se déroulent trop vite pour les réflexes humains, et ce seront donc les combinaisons qui se chargeront de viser, tirer et esquiver à votre place. (Voyant leurs expressions atterrées, elle avait haussé les épaules.) C’est comme ça dans toutes les guerres : des mois d’ennui profond ponctués de moments de terreur absolue. Là, c’est juste que les moments se mesurent souvent en millisecondes et que le combat est généralement terminé avant même que vous vous soyez rendu compte qu’il a commencé.

Holse regarda Ferbin et poussa un profond soupir.

— Bienvenue dans le monde du futur, seigneur.

Le démon familier de Djan Seriy, ce drone qui s’appelait Turminder Xuss, avait été Déplacé lui aussi, fixé à une cuisse de sa combinaison : encore une autre bosse en forme de losange. Il s’était éloigné en flottant dès qu’ils avaient été Déplacés dans l’élévaisseau, et continuait de flotter au-dessus d’eux maintenant que l’eau s’était retirée, examinant apparemment en détail l’intérieur humide de la cabine. Holse semblait fasciné par la petite machine qu’il ne quittait pas des yeux.

Le drone descendit devant lui.

— Puis-je vous aider, monsieur Holse ?

— Il y a une question que je voulais vous poser depuis longtemps. Comment les choses comme vous peuvent-elles flotter comme ça dans l’air ?

— Ma foi, avec une grande facilité, répondit le drone qui remonta pour poursuivre son inspection.

Djan Seriy était assise en tailleur près du centre de l’appareil, les yeux fermés. Enveloppée dans sa combinaison noire qui ne laissait voir que son visage, elle avait étrangement l’air d’une enfant, même si sa silhouette était manifestement très féminine, comme Ferbin lui-même l’avait remarqué.

— Est-ce que ma sœur dort ? demanda-t-il à Hippinse en baissant la voix.

L’avatoïde – dont le corps était à présent compact et puissant – lui sourit.

— Non, elle inspecte simplement les systèmes de l’élévaisseau. Je l’ai déjà fait moi-même, mais une double vérification ne peut pas faire de mal.

— Ainsi donc, nous avons réussi, et nous sommes en chemin ? demanda Ferbin.

Il remarqua que l’avatoïde avait roulé complètement la tête de sa combinaison pour former une sorte de col. Il fit de même.

— Oui, nous avons réussi, pour l’instant.

— Et êtes-vous toujours le vaisseau, ou est-ce que vous fonctionnez maintenant en autonome ?

— Vous pouvez encore parler au vaisseau par mon intermédiaire jusqu’à ce que nous fassions le transfert.

Djan Seriy avait ouvert les yeux et regardait l’avatoïde.

— Ils sont ici, n’est-ce pas ? dit-elle.

Hippinse hocha la tête d’un air pensif.

— Les vaisseaux octes manquants, dit-il. Oui. Je viens juste d’en découvrir trois d’un coup, alignés au-dessus de la Tour ouverte la plus proche de moi. Je soupçonne fortement que les autres sont ici, ou déjà en chemin.

— Mais on continue quand même, dit Djan Seriy en fronçant les sourcils.

Hippinse acquiesça.

— Ils sont ici, c’est tout. Rien d’autre n’a changé pour l’instant. Je transmets maintenant le signal. Je pense que très bientôt, les Morthanveldes et les Nariscenes en sauront un peu plus sur les dispositions des Octes. (Il regarda ses compagnons.) On continue.

 

*

* *

 

Le transfert eut lieu à mi-chemin de la première section de la Tour, à sept cents kilomètres de la Surface. L’élévaisseau ralentit et s’arrêta. Ils étaient de nouveau tous en combinaison complète. Le drone était retourné se fixer sur la cuisse d’Anaplian. Une pompe vida la cabine de son atmosphère, la porte s’ouvrit sans bruit et une dernière bouffée d’air s’échappa dans le vide. Ils la suivirent et se retrouvèrent dans un large couloir, leurs ombres immenses s’étendant devant eux. Quand la porte de l’élévaisseau se referma, toutes les lumières normales s’éteignirent et il ne leur resta plus qu’une vision spectrale fournie par les faibles radiations émises par les murs et les surfaces glacées autour d’eux. Ils en étaient arrivés au stade où le vaisseau ne contrôlait plus directement Hippinse, et l’avatoïde se trouvait pour la première fois seul dans sa tête comme n’importe quel humain ordinaire. Ferbin l’observait pour voir s’il allait trébucher ou changer d’expression, mais il ne remarqua rien de particulier.

Deux jeux d’épaisses doubles portes s’ouvrirent successivement, et ils atteignirent une grande ouverture en demi-cercle donnant sur un large balcon ovale d’une quarantaine de mètres de large. L’éclairage revint, une lumière dure et grise qui leur permit de distinguer plusieurs petits vaisseaux élancés reposant dans des berceaux sur la plate-forme.

Il n’y avait pas de muret ni de rambarde. La vue en contrebas s’étendait encore sur sept cents kilomètres, menant apparemment au néant. Au-dessus d’eux, quelques petites étoiles brillaient, immobiles.

Le Niveau Un était une pépinière de Voilegraines. Les Voilegraines figuraient parmi les plus anciennes créatures biologiques de la Galaxie. Selon l’expert qu’on écoutait, elles existaient depuis une demi-douzaine de kiloéons, ou presque dix. La grande question de savoir si elles avaient évolué naturellement ou si elles avaient été créées par une civilisation antérieure restait également sans réponse. Il n’était pas non plus certain qu’elles soient vraiment douées de conscience, mais elles faisaient partie des plus grands voyageurs de la Galaxie, migrant à travers l’immense lentille au fil des déca et des hectoéons qui leur étaient nécessaires pour voguer d’étoile en étoile, propulsées par la seule lumière des soleils.

Elles avaient leurs propres prédateurs naturels – à peine plus intelligents qu’elles –, mais elles avaient été également exploitées, chassées et massacrées par des gens qui auraient pu trouver mieux à faire. D’un autre côté, elles avaient également été suivies, vénérées et appréciées. L’époque actuelle leur était favorable : on considérait qu’elles faisaient partie intégrante d’une sorte d’écologie galactique naturelle, et que c’était une bonne chose. Une civilisation pouvait s’assurer un certain crédit en étant gentille avec elles. Dans de nombreux Mondes Gigognes, le premier niveau (le grenier) était utilisé comme pépinière de Voilegraines – dans le cas de Sursamen, c’étaient les Nariscenes qui s’en occupaient – où les créatures pouvaient grandir et prospérer dans leur phase sédentaire sous la lumière relativement douce des Fixétoiles et des Roulétoiles avant que leurs racines-ressorts magnétiques ne les catapultent en l’air.

Ensuite, il leur fallait encore un petit coup de pouce : des vaisseaux spéciaux les attrapaient avant qu’elles n’aillent percuter le plafond, puis ils les transportaient jusqu’à l’une des Tours ouvertes et les éjectaient dans leur véritable environnement naturel : le vide immense de l’espace.

Ferbin et Holse se tenaient à deux mètres du bord et contemplaient la vue tandis que Djan Seriy et Hippinse s’affairaient autour de deux des petits appareils garés sur le large balcon. Holse tendit la main vers Ferbin, qui la saisit. Ils observaient un silence radio, mais quand les combinaisons se touchaient, ils pouvaient parler sans risque d’être détectés.

— Il n’y a pas vraiment grand-chose à voir, hein, seigneur ?

— Rien que les étoiles, acquiesça Ferbin.

Ils continuèrent de contempler le vide.

Djan Seriy et Hippinse leur firent signe de les rejoindre près des petits appareils sur lesquels ils travaillaient. Les cockpits sombres et incurvés, qui ressemblaient à des morceaux de coquillages, étaient relevés. Ils grimpèrent à bord. Les engins étaient conçus pour transporter six Nariscenes plutôt que deux humains, mais ils étaient aussi confortablement installés que possible grâce à leurs combinaisons qui formaient une sorte de siège. Djan Seriy et Hippinse étaient chacun aux commandes d’un appareil. Ils s’élevèrent en silence et plongèrent aussitôt dans les ténèbres, avec une accélération initiale telle que Ferbin en eut le souffle coupé.

Djan Seriy lui toucha la cheville du bout du doigt.

— Tu te sens bien, Ferbin ? demanda-t-elle.

— Parfaitement bien, merci.

— Pas de problème pour l’instant, grand frère. Nous sommes toujours dans la séquence principale de notre plan.

— Je suis ravi de l’entendre.

Les deux petits appareils poursuivirent leur vol au-dessus du sombre paysage loin en contrebas, en zigzaguant entre les Tours. Une demi-heure plus tard, et à un douzième du monde de distance, ils ralentirent et entamèrent leur descente en s’approchant de la base d’une Tour. Ferbin se prépara à sortir, mais les deux engins restèrent en vol stationnaire à un mètre au-dessus de la Surface Nue devant une grande ellipse sombre dessinée sur le pied de la Tour. Ils restèrent assis comme cela un bon moment. Ferbin se pencha en avant pour toucher l’épaule de Djan Seriy et lui demander ce qu’ils attendaient, mais elle lui fit un signe de la main sans se retourner, juste au moment où l’ellipse se détachait, révélant l’entrée d’un tunnel encore plus sombre. Les deux appareils jumeaux s’y engagèrent prudemment.

 

*

* *

 

— Cette partie est un peu dangereuse, dit Djan Seriy à son frère après avoir posé les doigts sur sa combinaison tandis que les deux appareils descendaient dans l’un des tubes secondaires à l’intérieur de la Tour. Le vaisseau va manipuler les systèmes en Surface pour éviter qu’on nous repère, mais tout n’est pas entièrement géré de là-haut. Il y a des matrices plus bas, même dans des élévaisseaux individuels, qui pourraient avoir l’idée dans leurs petits circuits d’envoyer quelque chose ici. (Elle se tut un instant.) Rien pour le moment, ajouta-t-elle.

Les deux engins continuèrent de passer d’une Tour à l’autre sur les deux niveaux suivants. Ils se trouvaient à présent dans le territoire des Prélasseurs du Vide, le domaine de créatures de différents types d’espèces qui, comme les Voilegraines, absorbaient directement la lumière solaire. Mais contrairement aux Voilegraines, elles étaient tout à fait heureuses de rester là où elles étaient pendant toute leur vie plutôt que d’aller voguer au milieu des étoiles. À part de temps en temps un reflet sur une surface, il n’y avait pas grand-chose à voir ici non plus. Une autre transition les amena dans une autre Tour et au-dessus du niveau parfaitement noir et totalement vide sous celui des Prélasseurs.

— Ça va toujours bien, grand frère ? demanda Djan Seriy.

Ferbin trouvait le contact de sa main sur sa cheville étrangement rassurant dans ces ténèbres absolues et ce silence presque total.

— Je m’ennuie un peu, répondit Ferbin.

— Parle à ta combinaison. Demande-lui de te jouer de la musique ou de te passer un film.

Il chuchota quelques mots à sa combinaison, qui se mit à jouer de la musique douce.

Ils se posèrent sur un autre balcon à mi-hauteur d’une Tour, très semblable au précédent. Là, ils quittèrent leurs appareils qu’ils laissèrent inclinés sur le sol à côté de berceaux déjà occupés. Encore un couloir, plusieurs portes et de nombreuses images fantomatiques plus tard, ils se retrouvèrent devant la paroi incurvée d’un tube à élévaisseau. Djan Seriy et Hippinse appliquèrent délicatement la paume de leurs mains à différents endroits comme s’ils cherchaient quelque chose. Djan Seriy leva une main. Hippinse s’écarta du mur. Un instant après, Anaplian s’écarta également et quelques secondes plus tard, une porte s’ouvrit dans la paroi, laissant échapper une lumière rouge crémeuse qui se répandit autour de leurs chevilles, mollets, cuisses et torses jusqu’à ce qu’elle atteigne leurs visages masqués. Ils purent alors voir devant eux l’intérieur d’un élévaisseau rempli de ce qui semblait être un nuage pourpre brillant. Ils s’y engagèrent.

C’était comme s’ils franchissaient un rideau sirupeux pour pénétrer dans une pièce remplie d’une atmosphère épaisse. Sans les masques de leurs combinaisons, ils n’auraient pas pu voir plus loin que le bout de leur nez dans ce nuage en partie solidifié et avec cette lumière écarlate. Djan Seriy leur fit signe de se regrouper en se tenant les uns les autres par les épaules.

— Vous devriez être contents de ne pas pouvoir sentir ça, messieurs, dit-elle aux deux Sarles. Nous sommes dans un élévaisseau des Aultridias.

Holse se raidit.

Ferbin faillit se trouver mal.

 

*

* *

 

Ils avaient encore pas mal de chemin à parcourir, même si le trajet devait être relativement rapide. L’élévaisseau plongea dans la Tour et franchit le niveau des Cumuloformes, là où Ferbin et Holse avaient été transportés au-dessus de l’océan infini par Version Cinq Étendue ; Zourd quelques mois plus tôt. Ce fut ensuite le niveau où les Planeurs Pélagiques et les Aviens sillonnaient les airs au-dessus d’un océan peu profond parsemé d’îlots ensoleillés, puis le niveau pressurisé jusqu’au plafond où les Vrilles Naïantes grouillaient dans une atmosphère provenant des couches supérieures d’une géante gazeuse. Au niveau suivant, les Vésiculaires – des mégabaleines monthiennes – nageaient en chantant au milieu d’un océan de méthane riche en minéraux qui n’atteignait pas tout à fait le niveau du plafond.

Puis ils franchirent le Huitième.

Ils étaient assis par terre autour de Djan Seriy, qui était restée debout. Les mains ou les pieds de leurs combinaisons se touchaient.

— Là, pour le coup, on passe vraiment devant chez nous, dit Holse à Ferbin quand Djan Seriy leur dit où ils en étaient.

Ferbin l’entendit par-dessus la musique très forte, mais pourtant toujours apaisante, que sa combinaison lui jouait. Il avait fermé les yeux un peu plus tôt, mais n’avait pas réussi à échapper à cette innommable lueur pourpre jusqu’à ce qu’il ait l’idée de demander à sa combinaison de la bloquer, ce qu’elle avait fait aussitôt. Il frissonnait de dégoût chaque fois qu’il pensait à cette ignoble masse de matière aultridienne qui les enserrait et les imprégnait de sa puanteur immonde. Il ne répondit pas à Holse.

Ils poursuivirent leur descente, laissant rapidement derrière eux leur niveau natal.

Le vaisseau aultridien ne commença à ralentir que lorsqu’il atteignit le haut de l’atmosphère recouvrant ce qui avait été autrefois le territoire des Deldeynes.

En continuant de ralentir progressivement, il franchit également le plancher de ce niveau et s’arrêta à côté de la matrice du Filigrane située juste en dessous. L’appareil fit un brusque écart de côté, le plancher s’inclina et la cabine se mit à tanguer. Djan Seriy, se tenant d’une main à une poignée près de la porte, en contrôlait les déplacements. Ses genoux se pliaient et son corps tout entier se balançait avec une aisance qui dénotait ce qui avait dû être un entraînement intensif, tandis que la cabine continuait d’être agitée de violentes secousses. Puis ils sentirent l’appareil se stabiliser avant de remonter légèrement sur le côté et reprendre une position horizontale.

— Nous entrons maintenant dans le Filigrane, dit Hippinse aux deux Sarles.

— Les Aultridias ont remarqué que tout n’allait pas pour le mieux avec un de leurs élévaisseaux, les informa Djan Seriy qui semblait avoir l’esprit ailleurs.

— Vous voulez dire celui-ci, madame ? demanda Holse.

— Exact.

— Ils nous suivent, confirma Hippinse.

— Quoi ? glapit Ferbin.

Il s’imaginait déjà capturé et extirpé de sa combinaison par les Aultridias.

— Simple mesure de précaution, dit Hippinse qui n’avait pas du tout l’air inquiet. Ils vont essayer de nous bloquer quelque part un peu plus loin, une fois que nos choix seront plus restreints, mais nous serons déjà loin à ce moment-là. Ne vous faites aucun souci.

— Si vous le dites, monsieur.

Mais Holse n’avait pas l’air de se faire moins de souci pour autant.

— C’est le genre de chose qui arrive tout le temps, les rassura Hippinse. Les élévaisseaux ont un cerveau tout juste assez intelligent pour faire des bêtises. Il leur arrive de partir tout seuls, ou bien des gens les empruntent pour aller faire une promenade non autorisée. Il y a des systèmes de sécurité distincts pour empêcher les collisions, et ce n’est donc pas une catastrophe quand un élévaisseau se déplace sans en avoir reçu l’ordre. C’est simplement un peu agaçant.

— Ah, vraiment ? dit Ferbin d’un ton acerbe. Vous êtes un expert en ce qui concerne notre monde natal, maintenant ?

— Absolument, dit Hippinse tout heureux. Le vaisseau et moi, nous avons la meilleure connaissance globale des spécifications d’origine, et nous possédons tous les plans de la structure Secondaire, les cartographies morphologiques cumulées, les géo, hydro, aéro et biomodèles complets ainsi que le mapping du système de données, et toutes les mises à jour les plus récentes et les plus étendues. À l’heure où je vous parle, j’en sais plus sur Sursamen que les Nariscenes eux-mêmes, et pourtant ils savent pratiquement tout.

— Qu’est-ce que vous savez qu’ils ne savent pas ? demanda Holse.

— Quelques détails que les Octes et les Aultridias ne leur ont pas communiqués. (Hippinse éclata de rire.) Ils finiront bien par les découvrir, mais pour le moment, ils ne savent pas encore. Moi, si.

— Par exemple ? demanda Ferbin.

— Eh bien, prenez l’endroit où nous allons, dit Hippinse. Les Octes manifestent un intérêt tout à fait remarquable pour ces Chutes. Et les Aultridias commencent à éprouver une grande curiosité, eux aussi. Un haut degré de convergence, extrêmement curieux. (L’avatoïde avait l’air à la fois perplexe et fasciné.) Là, on dirait que quelque chose commence à se dessiner, vous ne trouvez pas ? À l’extérieur, les vaisseaux octes qui viennent s’agglutiner autour de Sursamen, tandis qu’à l’intérieur les Octes se focalisent sur le Hyeng-zhar. Hmm… Très intéressant…

Ferbin eut l’impression que Hippinse – avatar inhumain ou non d’un supervaisseau des Optimae dotés de pouvoirs presque surnaturels – était tout simplement en train de parler tout seul.

— Au fait, monsieur Hippinse, dit Holse, est-ce qu’on peut vraiment faire pipi dans ces machins ?

— Absolument ! répondit Hippinse. Tout est recyclé. Sentez-vous libre d’y aller.

Ferbin roula des yeux, tout en étant soulagé que Holse ne puisse sans doute pas le voir.

— Ah, ça va mieux…

 

*

* *

 

— Voilà, nous y sommes, dit Djan Seriy.

Ferbin s’était endormi. Sa combinaison semblait avoir baissé le volume de la musique, mais elle l’augmenta de nouveau quand il se réveilla. Il lui demanda d’arrêter. Ils étaient toujours entourés de cette affreuse lueur rouge.

— Excellente navigation, dit Hippinse.

— Merci, répondit Djan Seriy.

— Un grand saut, donc ?

— C’est ce qu’il semblerait, acquiesça Anaplian. Ferbin, monsieur Holse : il nous est impossible d’atterrir comme nous en avions l’intention. Il y a trop d’élévaisseaux aultridiens qui essaient de nous barrer le passage, et trop de portes verrouillées. (Elle jeta un coup d’œil vers Hippinse dont le visage était inexpressif et qui semblait avoir perdu sa bonne humeur de tout à l’heure.) De plus, il circule dans les systèmes de cette partie du monde quelque chose qui semble capable de corrompre les procédures et de manipuler les instructions à un degré alarmant. (Elle fit un sourire qui se voulait sans doute encourageant.) Nous avons donc préféré rejoindre une autre Tour dans laquelle nous sommes remontés pour nous introduire dans son Filigrane. Nous sommes maintenant arrivés dans un cul-de-sac : nous nous trouvons sur un niveau de SurCarré, et il n’existe plus aucune connexion pour aller plus loin.

— Un cul-de-sac ? dit Ferbin.

Ne seraient-ils donc jamais libérés de cette obscénité pourpre ?

— Oui. Nous allons donc devoir sauter.

— Sauter ?

— Venez par ici, dit Djan Seriy en se retournant.

La porte de l’élévaisseau se releva, révélant les ténèbres. Ils se levèrent tous et franchirent l’épais rideau de l’entrée, soudain libérés de la matière gluante qui remplissait la cabine. Ferbin examina ses bras, sa poitrine et ses jambes, s’attendant à trouver un peu de ce matériau ignoble collé à sa combinaison, mais il n’y en avait heureusement aucune trace. Par contre, il n’était pas convaincu qu’ils aient réussi aussi facilement que ça à se débarrasser de la fameuse odeur.

Ils se tenaient sur une étroite plate-forme éclairée uniquement par la lueur pourpre derrière eux. Le mur s’incurvait au-dessus de leurs têtes en épousant la forme de l’élévaisseau. Djan Seriy regarda la bosse sur sa cuisse. Le drone Turminder Xuss se détacha et alla flotter jusqu’à la ligne noire qui marquait l’endroit où la porte s’était repliée dans la coque.

En pivotant sur lui-même, il commença à s’enfoncer lentement dans le métal comme s’il n’avait pas plus de substance que la masse lumineuse pourpre au-dessous. De longs filaments de divers matériaux se formèrent autour de la petite machine et pendirent le long de la coque. Le drone – dont le corps était entouré de pulsations de lumière rose – alla ensuite se placer entre la coque et le mur incurvé, où il flotta immobile un instant. Avec un gémissement inquiétant, la coque se renfonça sur une dizaine de centimètres autour du trou, comme si une sphère invisible d’un mètre de diamètre était appuyée contre elle. Le mur en face se mit lui aussi à émettre des craquements sinistres.

— Essaie un peu de fermer ça, maintenant, dit Turminder Xuss avec ce qui ressemblait à de la jubilation.

Djan Seriy hocha la tête.

— Par ici.

Ils franchirent une petite porte pour rejoindre le bout du tunnel dans lequel l’élévaisseau avait voyagé : un espace concave de vingt mètres de diamètre. Une série de marches complexes – plutôt des rampes – leur permit d’accéder à une autre petite porte placée au centre. Ils se retrouvèrent à l’intérieur d’une sphère de trois mètres de diamètre dans laquelle ils eurent du mal à se tenir debout tous les quatre. Djan Seriy referma la porte et en indiqua une autre qui se trouvait diamétralement opposée.

— Celle-là mène à l’extérieur. C’est de là que nous allons sauter. L’un après l’autre. Moi d’abord, et Hippinse en dernier.

— Heu, ce « saut », madame… dit Holse.

— Nous sommes à quatorze cents kilomètres au-dessus de la province deldeyne de Sull, lui dit Anaplian. Nous allons sauter en ambiant, sans nous servir d’AG, à travers mille kilomètres de vide avant de pénétrer dans l’atmosphère. Ensuite, ce sera un vol plané assisté jusqu’au Hyeng-zhar, toujours sans activer l’antigrav de nos combinaisons, qui risquerait d’être repérée. (Elle regarda les deux Sarles.) Vous n’aurez rien de spécial à faire : vos combinaisons se chargeront de tout. Contentez-vous d’admirer la vue. Nous resterons en silence radio, mais n’oubliez pas que vous pouvez toujours poser des questions à votre combi si vous voulez savoir ce qui se passe. D’accord ? Allons-y.

Tandis que sa sœur ouvrait l’autre porte, Ferbin se fit la réflexion qu’il n’y avait pas eu suffisamment de place entre le « D’accord ? » et le « Allons-y » pour pouvoir dire grand-chose.

Dehors, il faisait noir, sauf lorsqu’on regardait en contrebas : là, le paysage brillait en larges bandes séparées par une bande centrale très sombre. On ne voyait aucune étoile, car elles étaient cachées par les grandes pales et les structures du plafond. Djan Seriy s’accroupit sur le seuil de la porte en se tenant d’une main par le haut du battant. Elle se tourna vers Ferbin et toucha sa combinaison de l’autre main.

— Tu sautes juste après moi, grand frère, d’accord ? Tu ne dois pas perdre une seconde.

— Oui, bien sûr, dit-il.

Son cœur battait à tout rompre.

Djan Seriy le regarda encore un instant.

— Tu peux aussi te laisser complètement aller, et ta combinaison fera tout à ta place. Je parle de franchir la porte et de sauter. En fermant les yeux…

— Non, ne t’inquiète pas, je le ferai moi-même, dit Ferbin en essayant d’avoir l’air plus courageux et plus assuré qu’il ne se sentait vraiment.

Elle lui serra doucement l’épaule.

— On se retrouve en bas, dit-elle.

Et elle s’élança dans le vide.

Ferbin s’approcha à son tour de la porte – il sentit les mains de Holse qui l’aidaient à garder l’équilibre – et s’accroupit sur le seuil. Il déglutit en voyant au-dessous de lui ce gouffre inimaginable. Finalement, il ferma quand même les yeux, mais il plia les genoux et les bras et se jeta au-dehors, roulé en boule.

Quand il rouvrit les yeux, tout tournait autour de lui, une rapide succession de lumière et de ténèbres, qui ralentit tandis que sa combinaison ronronnait pour déplier doucement ses membres. Sa respiration faisait un bruit terrible dans sa tête. Au bout d’un moment, il se retrouva bras et jambes en croix, presque détendu, regardant s’éloigner au-dessus de lui la masse sombre du Filigrane et des pales du plafond. Il essaya vainement de repérer l’endroit d’où il s’était jeté. Il crut apercevoir un autre point minuscule qui tombait comme lui, mais sans en être vraiment sûr.

— Est-ce que je peux me retourner pour regarder en bas ? demanda-t-il.

— Oui. Il sera toutefois préférable de reprendre la position actuelle au moment de pénétrer dans l’atmosphère, lui répondit la voix asexuée de la combinaison. Je peux aussi vous transmettre directement la vue d’en bas sans modifier votre orientation.

— C’est mieux ?

— Oui.

— Faites comme ça, alors.

Aussitôt, il eut l’impression de tomber vers le lointain paysage au-dessous et non plus de s’éloigner du plafond. Il eut un moment de vertige, mais il s’habitua très vite. Il ne réussit pas à discerner Djan Seriy, qui se trouvait quelque part au-dessous de lui.

— Vous arrivez à voir ma sœur, vous ? demanda-t-il.

— Elle est probablement dans cette zone, dit la combinaison en dessinant un petit cercle rouge sur une partie de la vue. Elle est camouflée, expliqua-t-elle.

— Où en sommes-nous, pour l’instant ?

— Nous avons parcouru six kilomètres.

— Ah. Combien de temps ça nous a pris ?

— Cinquante secondes. Dans les prochaines cinquante secondes, nous ferons vingt autres kilomètres. Nous accélérons encore, et nous continuerons d’accélérer jusqu’à ce que nous rencontrions l’atmosphère.

— Et ce sera quand ?

— Dans dix minutes à peu près.

Ferbin se détendit et admira ce spectacle à l’envers, essayant de repérer la cataracte du Hyeng-zhar, puis de suivre le cours de la Sulpitine, et enfin de trouver où pouvaient être les Océans Sulpins Supérieur et Inférieur. Il se demandait si tout était encore entièrement gelé, comme on le lui avait dit. Il avait du mal à le croire.

La vue se déployait lentement sous ses yeux. Là… un des océans ? Non, il avait l’air trop petit. Et là, était-ce l’autre ? Trop petit aussi, et trop près du premier. C’était tellement difficile à dire. L’obscurité au-dessous de lui remplissait progressivement son champ de vision, ne laissant que les régions ensoleillées sur les bords.

Le temps d’être sûr qu’il s’agissait bien des deux Océans, il avait commencé à prendre conscience de l’altitude à laquelle ils se trouvaient quand ils avaient sauté, et que même deux océans de taille respectable et un fleuve immense pouvaient paraître minuscules vus d’une grande hauteur, et à quel point le monde où il avait vécu toute sa vie était gigantesque…

Le paysage semblait gonfler sous ses yeux. Comment allaient-ils pouvoir s’arrêter ?

La combinaison commença à l’envelopper entièrement d’une masse de bulles, à l’exception de son visage. Les bulles grossirent, puis certaines s’écartèrent et continuèrent de se déployer pour former comme les ailes presque transparentes d’un insecte, ou ce squelette infiniment fragile qu’on obtient lorsqu’on découpe une feuille pour n’en laisser que les nervures.

L’atmosphère manifesta sa présence par le retour progressif d’une sensation de poids, une pression dans son dos qui lui donna l’impression vertigineuse d’être propulsé encore plus vite vers le sol, car sa vision était toujours inversée par rapport à sa position. Un très léger murmure se fit entendre à travers la combinaison. La pression se fit plus forte, et le murmure devint un rugissement.

Il attendit de voir la lueur rouge, jaune et blanche qui se produisait lorsque des objets entraient dans l’atmosphère, à ce qu’on lui avait dit, mais rien de tel n’apparut.

La combinaison se tordit et pivota de sorte qu’il était maintenant tourné vers le bas. Le réseau de bulles se replia vers la combinaison pour former des ailes triangulaires et de fins ailerons sur ses bras, ses côtes et ses cuisses. La combinaison avait doucement reconfiguré son corps pour que ses bras soient maintenant tendus en avant, comme s’il s’apprêtait à plonger dans une rivière. Ses jambes étaient écartées et semblaient reliées par une sorte de membrane.

Le paysage était maintenant beaucoup plus proche – il pouvait distinguer de petites rivières sombres et d’autres aspects du relief sous forme de petites taches noires et grises dans la pénombre – mais le sol ne semblait plus se précipiter vers lui. Il défilait sous ses yeux, et la sensation de poids s’était également modifiée. L’air sifflait à ses oreilles.

Il volait.

 

*

* *

 

Anaplian ralentit pour pouvoir toucher Hippinse.

— Vous avez trouvé ce qui flanque le bazar dans les systèmes locaux ? demanda-t-elle.

Hippinse était en train d’observer les perturbations des complexes de données du niveau et d’analyser ce qu’ils avaient déjà pu récupérer alors qu’ils étaient encore dans l’élévaisseau aultridien.

— Non, pas vraiment, avoua l’avatoïde qui semblait à la fois embarrassé et inquiet. Je ne sais pas ce qui les corrompt, mais c’est quelque chose d’incroyablement exotique. Authentiquement aliène. Totalement inconnu, et en fait, pour l’instant, carrément inconnaissable. Il me faudrait l’intégralité du Mental du vaisseau pour commencer à m’attaquer à cette saloperie.

Anaplian resta silencieuse un instant, puis elle dit à voix basse :

— Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ?

Hippinse n’avait pas de réponse à ça non plus. Anaplian le lâcha et repartit en tête.

 

*

* *

 

Ferbin et sa combinaison commencèrent à perdre de l’altitude et se retrouvèrent suffisamment près du sol pour distinguer des rochers, des buissons et des arbres chétifs, tous prolongés par d’étroits triangles gris pâle comme s’ils projetaient des ombres étranges. Des petites ravines brillaient également d’une lumière pâle, comme remplies d’une brume lumineuse.

— C’est de la neige ? demanda-t-il.

— Oui, répondit la combinaison.

Quelque chose lui saisit doucement la cheville.

— Tout va bien, Ferbin ? fit la voix de Djan Seriy.

— Oui, répondit-il en commençant à se tordre le cou pour essayer de regarder derrière lui, mais il s’arrêta quand elle lui dit :

— C’est inutile, tu ne peux pas me voir.

— Ah, dit-il. Tu es donc derrière moi ?

— Maintenant, oui. Ces deux dernières minutes, je volais devant toi. Nous formons un losange, et tu es à droite. Turminder vole un kilomètre devant nous.

— Ah.

— Écoute, grand frère. Pendant que nous étions dans le tube, juste avant de sauter, nous avons intercepté des signaux répétés émis par une chaîne d’information des Octes concernant les Chutes et Oramen. Ils disent qu’Oramen est vivant et qu’il se porte bien, mais on a essayé d’attenter à sa vie il y a neuf jours de cela. Une explosion dans les fouilles ou une tentative de le poignarder, ou peut-être les deux. Ce n’est peut-être d’ailleurs pas le premier attentat contre lui. Il sait qu’il est en danger, et il a peut-être déjà lancé des accusations contre des gens de l’entourage de tyl Loesp, sinon contre tyl Loesp lui-même.

— Mais il va bien ?

— Il a été légèrement blessé, mais ça va. Tyl Loesp accuse à son tour Oramen d’être impatient et de vouloir arracher la couronne des mains du régent dûment désigné avant d’avoir atteint l’âge légal. Il a interrompu sa tournée à travers ce niveau et a demandé aux troupes qui lui sont dévouées de se rassembler juste en amont des Chutes. Werreber – qui commande la Grande Armée – a été contacté aussi bien par Oramen que par tyl Loesp, mais il ne s’est encore déclaré pour aucun des deux camps. De toute façon, il est sur le Huitième, à au moins dix jours de distance même en volant. Et il faudrait encore de nombreuses semaines à ses forces terrestres pour le rejoindre.

Ferbin frissonna.

— Nous n’arrivons donc quand même pas trop tard, dit-il en essayant d’avoir l’air plein d’espoir.

— Je ne sais pas. Il y a encore autre chose. On dit qu’un très ancien artefact a été découvert sous la Cité Sans Nom, et qu’il semble manifester des signes d’activité. Toute l’attention s’est concentrée sur lui. Mais c’était il y a cinq jours, et depuis, il n’y a plus rien. Pas seulement du côté des chaînes d’information, mais il n’y a également plus aucun signal venant des Chutes ou du Campement, ni d’aucune partie de cette zone. Même les réseaux de données aux alentours sont figés dans une sorte de chaos. C’est bizarre et préoccupant. En plus, nous recevons des indicateurs étranges et anormaux provenant de la Cité Sans Nom elle-même.

— Et c’est mauvais signe ?

Djan Seriy hésita un instant, ce qui suffit à inquiéter Ferbin.

— Peut-être. (Puis elle ajouta :) D’ici vingt minutes, nous nous poserons à la périphérie de la ville, en aval. Si tu veux me parler d’ici là, dis-le à ta combinaison, d’accord ?

— D’accord.

— Ne te fais pas de souci. À tout à l’heure.

Il la sentit qui lui caressait la cheville un instant avant de la lâcher.

Il avait pensé qu’elle reprendrait la position de tête dans leur formation en losange, mais il ne la vit pas passer et ne put la repérer devant lui.

Ils survolèrent une petite colline sans ralentir, et Ferbin comprit qu’ils ne se contentaient pas de planer : ils étaient propulsés. Il demanda à sa combinaison de lui fournir une vue de l’arrière. Une membrane était tendue entre ses jambes et deux petits cylindres ventrus dépassaient de ses chevilles. Le paysage derrière eux était brouillé.

Il regarda de nouveau devant lui alors qu’ils filaient au-dessus d’une sorte de route, de vieilles voies ferrées et d’un canal à sec. Puis le sol disparut simplement sous ses yeux, et il se retrouva au-dessus d’une vaste étendue glacée quelque deux cents mètres en contrebas, une sombre région de larges rivières gelées, d’étroits canaux sinueux, de berges et de monticules de neige et de sable. Cette longue plaine paralysée par l’hiver était ponctuée çà et là de blocs informes, de débris et de fragments provenant apparemment de bâtiments en ruine ou d’épaves de navires, dépassant de la surface grêlée tels de tristes îlots chaotiques.

Ils plongèrent vers le centre de ce nouveau paysage impitoyable enserré de chaque côté par les lointaines falaises abruptes.

Quand ils parvinrent à la Cité Sans Nom, après avoir survolé toujours davantage d’amoncellements de débris fracassés pris dans les glaces, la neige, la boue et les étendues de sable gelé, ils aperçurent sur leur gauche de nombreuses petites colonnes de fumée s’élevant au-dessus des falaises. Moyennant un léger grossissement, ils purent distinguer des réseaux de marches zigzaguant le long de la paroi ainsi que les croisillons de cages d’ascenseurs. Rien ne bougeait à part la fumée qui s’élevait lentement dans la pénombre où il n’y avait pas un souffle de vent.

La ville s’éleva devant eux, ses plus hautes tours encore à quelques kilomètres de distance. Ils survolèrent les premiers groupes de petits bâtiments de quelques étages seulement à la périphérie et commencèrent à ralentir. La combinaison de Ferbin relâcha son étreinte, le laissant de nouveau libre de bouger les bras et les jambes.

Quelques instants plus tard, il se sentit pivoter et ralentir, les jambes ballantes sous lui, comme en position pour marcher. Devant lui, un petit espace dégagé semblait être leur objectif. Il se rendit compte que ces bâtiments de « quelques étages » étaient en fait beaucoup plus grands, mais leur partie inférieure disparaissait sous la glace et la boue gelée.

Sa sœur, Holse et Hippinse réapparurent soudain, de vagues silhouettes séparées d’une dizaine de mètres qui se posèrent tour à tour dans la petite clairière de glace, et c’est ainsi que Ferbin – même si c’était un endroit étrange, sans soleil apparent, pas sur le bon niveau, et à travers des semelles qui l’auraient sans doute isolé du zéro absolu – posa enfin le pied sur sa terre natale.

Trames
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